affiche DSRD

« Le monde est plein de livres plus ou moins intéressants, je n’ai pas envie d’en ajouter davantage », c’est avec cette (quasi) citation du poète américain Kenneth Goldsmith que j’envisage une démarche de (re)production de livres en y intégrant les controverses de la numérisation industrielle du patrimoine textuel (domaine public, photocopillage, monopole de GoogleBooks, copyfraud).

Comment l’édition réagit-elle au texte informatique extrait de son ancienne matérialité, entre readymade plagiariste et fétichisation bibliophilique ? Comment trouver un équilibre entre la perte d’information du texte « brut » copiable et collable à la pesanteur (symbolique et en quantité de données) du patrimoine congelé dans des ouvrages luxueux ?

En s’inspirant de la bibliographie et de la littérature conceptuelle, ces dispositifs éditoriaux sont pensés comme des textes (des programmes, des manifestes) qui manipulent d’autres textes (pré-existants), pour donner à lire les fragments des controverses historiques et actuelles de l’évolution de la propriété intellectuelle, la figure de l’« Auteur » et du rapport qu’entretient le texte à sa propre matérialité.

Ces éditions s’atriculent autours de deux collections : les « Livres Machines » et les « Forgeries ». La première fonctionne par agrégation et compilation d’archives en ligne. La seconde par la fabrication des sources numériques pour reproduire / imiter un livre à partir de ses scans, comme un fac-similé qui n’a pas oublié qu’il en est un.

L’édition s’accompagne de prises de parole et conférences performées, présentation des livres et activation d’une bibliothèque.

livres machines

Par machine, nous entendons la capacité et la méthode du livre à stocker des informations en arrêtant, sous la forme relativement immuable du mot imprimé, le flux de la parole qui transmet ces informations. Le mécanisme du livre est activé lorsque le lecteur le prend en main, ouvre la couverture et commence à le lire.
bpNichol & Steve McCafery, « The Book as Machine », dans Rational Geomancy: The Kids of the Book-machine: the Collected Research Reports of the Toronto Research Group, 1973-1982, Talonbooks, 1992.

Produire des livres par la navigation, l’exploration, la recombinaison, la (re)séquentialisation d’archives en s’inspirant de la littérature conceptuelle où la formulation de l’énoncé de l’objet équivaut à sa matérialisation. Ces livres sont autant présents dans leurs manifestes, dans les programmes qui les produisent, dans les bases de données des imprimeurs à la demande, que dans les bibliothèques.

Ils débutent tous par l’accès à des archives en ligne à l’aide d’une interface de programmation (API) ou d’une interface graphique pilotée par un bot puis le traitement des données automatise leur « mise en livre » jusqu’à la requête d’une impression.

Si la production « assistée par ordinateur » a eu tendance à remplacer et regrouper tous les métiers du livre au sein d’une fenêtre unique inspirée de la table de composition, d’autres modes de production conservent et performent le principe de chaîne éditoriale dans lesquels chaque maillon est monté, ajusté, entretenu et maintenu pour que le livre existe tout le long de la chaîne.

photocopillage

Ce premier livre machine est une exploration ironique de l’archive en ligne Gallica (Bibliothèque Nationale Française) au travers d’un élément paratextuel : le logo « le photocopillage tue de livre » apposé au début ou à la fin de nombreux ouvrages imprimés à partir de 1980 puis progressivement abandonné.

Commencé comme une recherche sur l’origine de cet habitus des éditeurs, la requête du mot clé « photocopillage » ne renvoi que quelques résultats dans le « corps » de livres qui nous en apprennent peu sur le concept, son origine, les chiffres et les faits qui l’ont motivé.

Il ne reste plus que les 420 logos et ses légères variations, replacés ici au centre de la « belle » page d’une anthologie.

En face, les couvertures de ces 420 livres dont la majorité a bien été tuée. Car ils ont été numérisés dans le cadre du dispositif ReLIRE (loi de 2012 sur l’exploitation numérique des livres indisponibles du XXe siècle) parce qu’ils ne sont plus édités. Il n’y a donc que les quelques premières pages accessible en ligne, comme échantillon gratuit.

Cette loi et sa mise en application sont le sujet d’une controverse sur la proximité des grands éditeurs avec l’appareil législatif ainsi que sur le détournement de l’idée de « domaine public anticipé » entre les mains d’acteurs privés qui monétisent (au nom d’ayants droits introuvables) des livres numérisés par une institution publique.

L’anthologie photocopillage prend la forme d’une page web dédiée permettant de fragmenter, trier et présenter différemment la séquence de pages pouvant être imprimé.

L’existence d’une version « commerciale » de ce livre est fragile, car elle est soumise à une licence d’exploitation des images de la BnF (100800 € HT sans la négociation au volume) ainsi qu’une entente avec les sociétés de gestions collectives des ayants droit.

Livre papier (POD: lulu.com), 281 pages, US Letter (8,5 x 11 in / 216 x 279 mm), Standard Noir & Blanc, 80# Blanc, couverture souple matte

forgeries

La forgerie est un acte de fraude qui consiste en l’imitation d’un « original » pour obtenir les avantages qui y sont liés. Elle qualifie autant l’objet « forgé » que l’action d’imiter, contrefaire et fomenter ou même l’intégralité de la machination. Cet « art de forger » se situe à la frontière du faux, du mensonge et de l’invention mais se place toujours par rapport à un élément de référence qu’il faut remplacer pour atteindre une cause ou remplir un objectif.

Cette collection propose des livres « forgés » à partir des scans d’un ouvrage disponibles sur internet. Les forgeries se placent à la dichotomie entre le « texte œuvre », contenu dans les livres, et tout ce qui le matérialise, l’habille, le clôture ; entre l’œuvre immatérielle : l’esprit de l’auteur ; et son instance matérielle : l’exemplaire.

La consultation physique et, à défaut, l’imagerie des documents reste le meilleur moyen d’accéder à la part d’information perdue au cours des numérisations successives. Si le marché de l’édition du fac-similé répond à une forme de fétichisme bibliophilique né en réaction aux prophéties annonçant la mort du livre papier, les forgeries sont d’abord des livres numériques : du texte destiné autant à être lu par des humains que par des machines. Les informations qu’elles contiennent (textuelles, paratextuelles, matérielles...) tentent de conserver les mêmes caractéristiques que tout texte informatique :

  • la légèreté (une image sous la forme d’une matrice de pixel étant considérablement plus lourde qu’une chaîne de caractères)
  • la manipulabilité (considérer le paratexte comme du texte permet de le rendre aussi facilement manipulable, éditable, copiable...)
  • l’interopérabilité (se reposer sur des standards existants)

La forgerie est la construction de toute pièce des sources, des originaux numériques d’un livre, qui n’ont jamais existé. En miroir à l’ambition bibliophilique de chercher dans les différentes versions d’un livre les marques du processus d’édition qui a « dénaturé » un texte original, l’« essence des intentions de l’auteur ». Au delà de la matérialité du texte, le processus de réédition par forgerie trahit aussi les conditions de conservation d’un exemplaire, les techniques mises en jeu dans sa numérisation, le processus de traduction de l’image vers le texte (OCR), ainsi que les choix éditoriaux de cette méthode de republication.

Le fac-similé doit donc faire semblant ou illusion d’être l’original tout en restant un outil d’étude de celui-ci. Les forgeries sont donc des modèles, c’est-à-dire des constructions théoriques qui décrivent des objets et dont on peut tirer, à la manière d’un moule ou d’une matrice, d’autres objets subordonnés aux originaux.

Industrie Française : rapport sur l’exposition de 1839

— Jean-Baptiste Ambroise Marcellin Jobard

  • volume 1. forgé à partir de https://books.google.fr/books?id=5bnVAAAAMAAJ
  • volume 2. forgé à partir de https://books.google.fr/books?id=vDxEAAAAcAAJ
  • Ce rapport en deux volumes (1841 et 1842) a été commandité par le roi des Belges Léopold 1er à J.B.A.M. Jobard en tant qu’industriel (lithographe) et scientifique (géomètre), directeur du musée de l’industrie à Bruxelles ainsi qu’importateur et vulgarisateur de technologies dans son journal L’industriel.

    Le chapitre « des lacunes de la typographie » (Volume 2, page logique 349) met en œuvre une disposition spécifique des glyphes, par des rotations de 90° ou 180° propres à l’impression en caractères mobiles. Elle permet de mettre en action, au cours du texte, de nouveaux caractères et même d’illustrer une réforme de l’alphabet latin pour épouser les particularités de cette technique d’impression (utiliser un même plomb dans 4 dispositions pour 4 caractères).

    Les particularités de ce livre montrent les limites de la transcription en texte brut lors de la numérisation d’un livre. Il est l’exemple de la concordance entre l’intention, le discours, la forme et la technique, même s’il représente une exception dans l’édition, quand l’auteur est aussi imprimeur et propriétaire des moyens de production.

    Les modalités d’accès à ce texte, aujourd’hui élevé dans le domaine public, sur internet est aussi représentatives du statu quo de l’industrie de la numérisation. Les seules photographies disponibles ont été faites par Google Books, (d’autres plus récentes par le CNAM mais de moins bonne qualité) et sont accessibles sous certaines conditions, à l’intérieur de sa plateforme où sa watermark est apposée sur les images. Une transcription en texte brut générée automatiquement par son moteur OCR n’est pas enrichie de variantes typographique (titres, italiques, gras..) ni même corrigée et laisse donc de très nombreuses erreurs.

    Sur les 858 pages totales des deux volumes, seulement 203 pages ont été forgées et sont republiées, se concentrant sur les liminaires, les chapitres sur le papier, la lithographie et la typographie ainsi que la post-face.

    Le processus de forgerie a consisté à retirer les watermarks de GoogleBooks ; procéder à une reconnaissance optique de caractère et de mise en page ; retoucher ces fichiers pour en corriger les erreurs, coquilles, faux positifs... et les enrichir en particularités typographiques ; extraire, trier et filtrer les images de chaque caractère pour en faire la moyenne, la vectoriser et l'intégrer dans une fonte numérique ; définir par moyenne la grille de mise en page de chaque section ; présenter et exporter en PDF.

    Consulter la forgerie

Livre papier (POD: lulu.com), 99 pages, Exécutif (7 x 10 po / 178 x 254 mm), Standard Noir & Blanc, 60# Crème, couverture souple brillantte
Livre papier (POD: lulu.com), 104 pages, Exécutif (7 x 10 po / 178 x 254 mm), Standard Noir & Blanc, 60# Crème, couverture souple brillantte